Le télétravail et productivité

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Auteur : Wafaa SAASSAA Académie de Créteil

Le télétravail, une pratique en fort développement

Le télétravail a connu un fort développement avec le Covid-19 et devrait rester une pratique commune dans le futur. Cela pourrait se traduire par des effets favorables sur la productivité des entreprises notamment à travers l’accélération de la diffusion des technologies. Mais la littérature économique souligne que le plein bénéfice de cet effet favorable appelle une préparation appropriée.

  • Pour aller plus loin, voici une note de la Banque de France dans le Blocnotesdeleco.fr [1]

Certaines études montrent que les entreprises qui recourent au télétravail voient leurs gains de productivité grimper. Mais d'autres anticipent que la généralisation du travail à domicile créera des problèmes. Les économistes ne tranchent pas encore.
Cela reste l'une des grandes questions économiques des prochaines années. La généralisation du télétravail dans de nombreuses entreprises va-t-elle entraîner une hausse des gains de productivité ? Le temps économisé dans les transports, l'amplitude horaire plus grande des journées de travail, tout cela pourrait bien être bénéfique à l'économie
D'ailleurs, dans une note diffusée le mercredi 22 décembre 2021, l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime que le nombre d'annonces d'emplois proposées avec du télétravail depuis le début de la pandémie a triplé dans les pays développés.
Des études réalisées aux Etats-Unis montrent que le recours au télétravail augmente la productivité d'environ 5 % en moyenne. Mais tout dépend de l'acceptation des salariés, de leur formation et de leur préparation à ce mode d'organisation. Car les risques sont nombreux, notamment pour l'innovation et le sentiment d'appartenance des salariés à un collectif.
Selon McKinsey, environ 40 % des emplois en France peuvent être effectués partiellement en télétravail et près de 30 % peuvent l'être sans perte de productivité dans la durée
Les économies rouvrent, mais le télétravail reste. Pas à plein temps comme lors des confinements, bien sûr. Mais dans leur ensemble, les salariés veulent télétravailler un, deux, voire trois jours par semaine. Si, depuis mars 2020, le télétravail a été la planche de salut de nos économies, que va entraîner sa généralisation pour les gains de productivité ? C'est un des enjeux du monde d'après : atteindre une croissance plus élevée qu'au cours des deux dernières décennies, notamment pour rembourser la montagne de dette et augmenter le niveau de vie des populations.
« Environ 40 % des emplois en France peuvent être effectués partiellement en télétravail et près de 30 % peuvent l'être sans perte de productivité dans la durée », estime Sébastien Lacroix, directeur associé senior chez McKinsey. De l'autre côté de l'Atlantique, Nicholas Bloom, professeur à l'université californienne de Stanford, estime que 20 % des heures travaillées aux Etats-Unis le seront à domicile après la pandémie, contre seulement 5 % avant.
Si le télétravail de masse a permis l’augmentation des débits de production dans de nombreux domaines, il a eu des effets plus ambigus sur l’innovation et a entraîné une perte de capital social.
Plusieurs articles récents et de nombreux témoignages ont vanté les vertus du télétravail en matière de productivité. La publication la plus optimiste est sans doute le rapport de l’Institut Sapiens, paru en mars 2021, faisant état d’une hausse de 22%.
La nouvelle est accueillie d’autant plus joyeusement qu’elle semble nous libérer d’une tendance de fond que les économistes ont nommée « le paradoxe de la productivité » : depuis la fin des années 1960, les gains de productivité annuels n’ont cessé de diminuer, dans toutes les économies avancées, malgré tous les efforts de rationalisation et d’innovation, avec des conséquences graves pour la croissance et le climat social.

Des divergences et des disparités

Bien d’autres chiffres et constats nous invitent à la prudence, voire au scepticisme, face aux prétendues vertus du télétravail massif. D’abord, les mesures divergent fortement selon les méthodes d’évaluation. Ensuite, les moyennes statistiques cachent des disparités. Ainsi, les entreprises déjà familières du télétravail auraient obtenu des gains supérieurs aux autres. De même, les organisations bureaucratiques, qui privilégient la production séquentielle, en auraient davantage profité que celles orientées vers la créativité et la résolution collective de problème, fortement consommatrices d’itérations et de contributions simultanées
« On observe une augmentation de la productivité des salariés consacrant une part substantielle de leur temps de travail à des tâches administratives ou répétitives. Pour les métiers laissant une large part à la créativité et l'innovation, les interactions propres à la collaboration sur site demeurent essentielles », relève Sébastien Lacroix.
Globalement, Nicholas Bloom, plutôt optimiste, estime que le recours au télétravail augmente la productivité d'environ 5% en moyenne, notamment grâce au temps de transport économisé. Le nombre d'heures travaillées augmente en télétravail. Selon une enquête réalisée par McKinsey, 50 % des dirigeants interrogés estiment que la productivité du travail en équipe a progressé avec le télétravail, tandis que 15 % jugent qu'elle s'est dégradée. Avec les investissements réalisés par les entreprises dans les outils numériques pendant la pandémie, le télétravail laisse espérer un rebond des gains de productivité. Ce qui serait une bonne nouvelle puisque ces derniers n'ont fait que s'affaiblir depuis quarante ans.

Le débit de production plutôt que la productivité

Pire, les gains constatés ne portent que sur une partie de ce qui fonde la productivité, en l’occurrence le débit de production. La productivité est aussi fonction de la valeur unitaire des produits débités, qui est elle-même dépendante de l’utilité des prestations et du caractère différenciant de l’offre. On devine que l’innovation est ici déterminante. Or, à court terme, la qualité ou la pertinence de l’innovation échappe largement à la mesure.

Un terreau d’innovation fragilisé

Si le télétravail massif a permis l’augmentation des débits de production dans de nombreux domaines, il a eu des effets plus ambigus sur l’innovation. Le premier confinement a eu des effets positifs parce que l’existence d’urgences vitales a desserré les étaux bureaucratiques qui étouffent l’intelligence.

Au-delà de cet effet temporaire, le télétravail massif a fragilisé le terreau de l’innovation, car il nous a privés des interactions informelles et non planifiées, ces rencontres et discussions imprévues qui facilitent l’apprentissage, qui nourrissent la confiance interpersonnelle ou qui engendrent de nouvelles associations d’idées.

Certes, la grande majorité des commentateurs ont regretté l’affaiblissement des liens de socialisation, mais nous en sous-estimons les conséquences économiques, y compris sur les débits de production. En réalité, le maintien voire l’augmentation des capacités se sont faits au prix d’une perte en capital. En l’occurrence, il s’est agi de capital social, au sens sociologique du terme et non pas comptable.

Le capital social perdu

La notion de capital social a été utilisée par de nombreux auteurs, et son acception a bien entendu connu des variations. Toutefois, la définition qu’en a donnée Pierre Bourdieu est compatible avec la plupart des usages du terme : « [c’est] l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’interreconnaissance. »

Ainsi entendue, la notion rassemble plusieurs composantes. Les plus évidentes sont la quantité d’individus inclus dans le réseau et la qualité de ces individus, c’est-à-dire la valeur des ressources qu’ils détiennent (leurs propres réseaux, leurs informations et compétences, leurs moyens financiers, etc.).

« L’interconnaissance et l’interreconnaissance » auxquelles fait référence Bourdieu nous mettent sur la piste d’une troisième composante : la qualité intrinsèque du lien, faite notamment d’investissement personnel, d’intimité et de confiance. Autant dire que la relation a une épaisseur qui n’est pas seulement fonction de sa durée.

C’est cette épaisseur que nous avons perdue lorsque le télétravail est devenu la norme (rappelons au passage qu’il n’a été la norme que pour ceux dont les tâches n’exigeaient pas d’interaction directe avec la matière). Nous avions accumulé le capital social sur le temps long et nous l’avons consommé sans le renouveler. C’est ce sacrifice qui nous a permis d’augmenter les débits de production. Les individus en ont souffert psychologiquement et les entreprises en souffriront si cela dure.

L’enjeu de coopération

Ce n’est pas la consommation du capital social qui nous libérera du « paradoxe de la productivité », mais l’augmentation de son rendement. Le rendement du capital social augmente lorsque la socialisation amène la coopération. La coopération est le processus relationnel par lequel les individus mettent en commun leurs ressources pour répondre à des contraintes qui leur sont plus ou moins personnelles ; ils mettent en commun leurs compétences, leurs informations, leurs accès à l’environnement, etc. Cela signifie que plus les ressources sont rares et plus les contraintes sont fortes, plus une organisation doit générer de coopération.

La coopération est compatible avec le télétravail mais ne peut s’en contenter. Il ne suffit pas non plus de réunir les acteurs en un même lieu pour l’obtenir. La coopération émerge lorsque les individus ont besoin les uns des autres pour atteindre leurs objectifs, c’est-à-dire lorsqu’ils sont reliés par des interdépendances équilibrées.

Imaginons, par exemple, un tandem réunissant un commercial et un ingénieur. L’un est chargé de produire la prestation vendue par l’autre. Si le commercial manque de compétences techniques pour convaincre le client, alors il fera appel à l’ingénieur ; et si l’ingénieur souhaite éviter que son collègue fasse une promesse irréaliste, alors il répondra à l’appel. Au contraire, si le commercial dispose des compétences techniques, alors il écartera l’ingénieur du processus de vente, et ce dernier tentera de réaliser la promesse quels que soient les obstacles. Dans la première configuration, l’interdépendance est équilibrée et cet équilibre assure la cohérence entre promesses et réalisations. Dans la seconde configuration, le commercial est indépendant et l’ingénieur dépendant ; ce déséquilibre engendre des incidents de production et des mécontentements, autrement dit des pertes de productivité.

Cet exemple est éminemment simpliste. La réalité est bien plus complexe, puisque l’enjeu est souvent d’équilibrer les interdépendances liant des dizaines ou des centaines d’individus remplissant des fonctions diverses. Cela suppose d’apporter des ajustements à la distribution des ressources (droits de décider, budgets, compétences, accès à l’information, accès à l’environnement…) et des contraintes (objectifs, délais, normes, règlements, défis techniques…) sur l’ensemble du périmètre regroupant les acteurs qu’on souhaite faire coopérer. La multiplication des tentatives plus ou moins heureuses de « désiloter » les organisations donnent une mesure de la difficulté de l’exercice. Lorsque nous faisons face à la complexité technologique, aucun de nous n’envisage d’œuvrer sans les sciences de l’ingénieur. Face à la complexité relationnelle, nous ignorons le plus souvent les sciences sociales.

L'exigence de préparer les salariés

Mais ce n'est pas si simple. En étudiant des entreprises de Tokyo passées en télétravail, Masayuki Morikawa, un chercheur japonais, montre que la productivité du travail à domicile plonge de 30% par rapport au travail dans les locaux de l'entreprise. Avec un bémol : plus les entreprises avaient déjà l'habitude du télétravail, plus la productivité augmente. Ce qui fait dire aux économistes de la Banque de France dans une étude récente que « les effets du télétravail sur la productivité seront d'autant plus positifs que cette forme de travail suscite l'adhésion des travailleurs et du management , et que l'ensemble des acteurs sont préparés et formés à ce mode d'organisation ».

D'autres restent circonspects. « Aujourd'hui, les entreprises s'adaptent au télétravail parce qu'elles constatent l'appétence de leurs salariés et les économies qu'elles peuvent réaliser, notamment en matière d'immobilier », estime Emmanuel Jessua, économiste chez Rexecode. Mais « il est possible qu'elles soient trop optimistes. Les profits qu'elles vont tirer de la mise en place du télétravail sont en grande partie immédiats tandis que les coûts sont plus cachés, plus diffus. Ils n'apparaîtront qu'à plus long terme », craint l'économiste.

L'impossibilité d'avoir des interactions informelles, c'est-à-dire des discussions à la machine à café, pourrait bien avoir des effets négatifs sur l'innovation. Le sentiment d'appartenance au collectif pourrait aussi s'étioler petit à petit, et une fracture entre salariés se créer. Enfin, il est possible que la transmission des savoirs, le soutien et l'aide entre collègues pâtissent du travail à domicile. Pour toutes ces raisons, l'effet global du télétravail sur la productivité de nos économies reste encore largement inconnu. Le plus probable est que les entreprises expérimentent, tâtonnent et fassent des allers-retours sur le télétravail. Les consultants, les économistes et les DRH ont des années de travail assurées devant eux.


Pour aller plus loin

  • Télétravail : quels effets sur la productivité ? Par Antonin Bergeaud et Gilbert Cette

Le télétravail a connu un fort développement avec le Covid-19 et devrait rester une pratique commune dans le futur. Cela pourrait se traduire par des effets favorables sur la productivité des entreprises notamment à travers l’accélération de la diffusion des technologies. Mais la littérature économique souligne que le plein bénéfice de cet effet favorable appelle une préparation appropriée. Fichier:Billet banque de france productivité et télétravail.pdf

  • Comment agir en faveur de la santé psychologique au travail ? Par Naïwem Mizouni et Anaïs Coulon, ANDRH

DÉCRYPTAGE. En cette période sans précédent, la santé psychologique des collaborateurs est devenue un réel sujet de préoccupation. Une chose est certaine, la crise du Covid-19 a accentué le mal-être d’un certain nombre de collaborateurs du fait de l’isolation sociale subie au cours de ces derniers mois, venant s’ajouter à un contexte anxiogène. Les conséquences de cette addition ne se sont pas fait attendre : états dépressifs, addictions, hyperstress...

Autant d’effets néfastes qui peuvent peser au quotidien. Alors, en partant de ce constat, que peut-on faire concrètement en tant que RH pour agir et s’engager aux côtés des collaborateurs ?
Fichier:Agir en faveur de la santé psychologique au travail.pdf

  • Comment lutter contre la fatigue des salariés face à la pandémie ?

En cet automne 2021 que l’on voyait, jusqu’à récemment, comme la période tant attendue de sortie de crise sanitaire, avec la généralisation de la vaccination dans les pays Européens et au-delà, les espoirs sont cruellement déçus avec l’arrivée d’une 5e vague et la découverte du nouveau variant Omicron encore plus contaminant que les précédents... Fichier:Lutter contre la fatigue des salariés un enjeu clé.pdf

Sources

  • Le télétravail nous libère-t-il vraiment du paradoxe de la productivité ?[2]
  • Le télétravail porte l'espoir de nouveaux gains de productivité [3]
  • Les effets économiques du télétravail encore largement discutés [4]